Le quotidien en congé longue maladie
Je me suis senti dynamique ce mardi 20 février, vaquant à mes diverses occupations de la journée sans éprouver aucune fatigue ni lassitude. En somme, une journée normale d’un individu normal, qui m’a permis de mesurer combien mon rythme de vie actuel, auquel je me suis habitué, est limité et ne me permettrait pas de reprendre ma vie professionnelle. Le contraste est en effet saisissant entre cette journée et celles que je vis au quotidien et me font oublier ce qu’est un rythme de vie normal.
Depuis quelques jours je me suis imposé des activités régulières afin de m’aider à maintenir un minimum de dynamisme et m’éviter de sombrer dans un désœuvrement propice à un étiolement physique, psychologique et intellectuel. Après avoir réglé dans un premier temps mon réveil matin sur 8h, j’ai avancé cet horaire d’un quart d’heure dans l’intention d’arriver progressivement à une heure de lever à 7 h 30. Le matin je consacre deux heures à ma remise à niveau en programmation informatique. L’après-midi, une heure à la pratique musicale instrumentale, suivie d’une demi-heure de marche à pieds. En fin d’après-midi, une heure d’activités physiques modérées dans mon sous-sol aménagé en « salle de sport ». Le tout entrecoupé par les diverses tâches ménagères, les mots croisés et la lecture et voilà mes journées bien remplies et chargées à tel point que j’éprouve parfois le sentiment de n’avoir pas de temps libre !
Nous profitons des vacances de février pour partir nous oxygéner à la montagne, à Cauterets, dans les Hautes-Pyrénées, où mes beaux-parents disposent d’un pied à terre qu’ils mettent à notre disposition. Nous arrivons le lundi soir dans un village enneigé en raison des chutes abondantes des derniers jours. Le dépaysement est assuré ! Cauterets est une station réputée pour les sports d’hiver, mais nous ne skierons pas. Je n’ai jamais été un skieur très expérimenté, ayant découvert cette activité sur le tard, et si le niveau que j’ai atteint s’est avéré suffisant pour me permettre d’y prendre plaisir, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a trop longtemps que je n’ai pas skié et j’estime que le coût financier, entre l’équipement nécessaire et les remontées mécaniques, est beaucoup trop élevé au regard du plaisir pris. Les sports d’hiver sont un loisir de riches pour ceux qui ne sont pas résidents à la montagne. Nous avons prévu promenades pédestres dans la journée et d’éventuelles sorties le soir si des spectacles sont proposés.
Le premier jour nous nous contentons de plusieurs promenades à travers le village que nous sillonnons en tous sens. Je découvre rapidement que mon dos risque fort de réduire la longueur des excursions. Malgré les marches quotidiennes que je m’impose, les douleurs sont persistantes au niveau des reins. J’espère que les causes n’en sont que musculaires, et uniquement dues à l’imatinib, ce qui me laisse entrevoir la disparition des douleurs après la fin du traitement. J’ai découvert la possibilité de les soulager en pratiquant des étirements pendant les sorties. Il me suffit pour cela de laisser descendre le buste jusqu’à m’asseoir sur les talons en gardant la position quelques instants. Mais cette attitude peu gracieuse m’interdit d’y recourir n’importe où : je suis contraint de rechercher des lieux à l’écart des passants qui pourraient s’offusquer en m’apercevant dans cette position si équivoque !
Le matin du second jour la petite marche que nous effectuons pour rejoindre le centre du village à partir de notre studio s’avère un calvaire : fortes douleurs dorsales, jambes lourdes, souffle court, forte fatigue. Je décide de rentrer me reposer. En milieu d’après-midi, me sentant un peu mieux, nous décidons de tenter une autre sortie. Nous irons jusqu’à la Raillère, située à 3 km 500 et à une altitude de 1000 m, ce qui nous demandera environ 1 h 30 aller-retour. J’éprouverai ensuite le besoin d’une petite sieste réparatrice.
Le troisième jour, après ma prise de sang bihebdomadaire, nous nous offrons une séance de deux heures de remise en forme aux thermes de Cauterets proposant un espace disposant de bains bouillonnants massant, bains chauds, douche tropicale, sauna, hammam et salle de relaxation. C’est ma première expérience en balnéothérapie. Je n’en sors pas réellement convaincu et éprouve surtout le sentiment qu’il s’agit d’un gadget pour bourgeois désœuvrés ! Mais je ne suis pas expert en la matière et il ne manquera certainement pas d’inconditionnels pour convaincre les touristes que ce sont là activités bénéfiques dont le coût conséquent est largement justifié ! Quant à moi, une longue sortie nature gratuite à pieds ou en vélo m’apporte davantage de détente et de plaisir. L’après-midi nous partons pour une plus longue promenade que les jours précédents, jusqu’au chalet de la Reine Hortense à environ 6 km et une altitude de 1210 m. Ce circuit de 2 h 30 nous fait emprunter route et chemin carrossable dans sa première partie, puis un sentier montagneux escarpé et enneigé que nous suivrons pour la descente, et qui m’imposera deux positions assises impromptues en raison du sol glissant. Je suis particulièrement en forme et n’éprouverai aucune fatigue musculaire ni manque de souffle lors de la montée. Voilà qui me redonne un moral à toute épreuve !
Quatrième jour. Nous nous rendons en voiture jusqu’au Pont d’Espagne à partir duquel nous partons pour une marche d’environ deux heures à travers les pistes enneigées sillonnant les plateaux du Clos et du Cayan. Le site n’est fréquenté que par les fondeurs et les marcheurs, avec ou sans raquettes. Nous progressons le long d’une vallée arborée où il convient d’éviter de cheminer le long des versants exposées au sud en raison des risques d’avalanche particulièrement importants en cette période de douceur précédée de fortes chutes de neige. Un soleil légèrement voilé accompagne notre première partie de promenade. Je dois me découvrir car je transpire sous les vêtements chauds que j’avais choisi de mettre par crainte du froid qui peut être vif en altitude. Lorsque nous décidons de pique-niquer le voile nuageux s’épaissit et nous sommes contraints de nous revêtir très chaudement pour ne pas frémir au souffle de la légère brise glacée qui se lève. Mes choix vestimentaires, que j’avais jugés inadaptés dans un premier temps, se sont avérés judicieux. Il convient d’être prudent en montagne. Je suis en bonne forme physique et n’éprouve pas de douleurs dorsales. Un vrai bonheur ! En fin d’après-midi le secrétariat de mon oncologue m’informe par téléphone que les résultats de l’analyse de sang de la veille imposent une suspension de traitement d’au moins une semaine. Une nouvelle prise de sang doit être programmée la semaine suivante afin de vérifier la remontée du taux de neutrophiles.
Cinquième jour. Après avoir consacré la matinée à quelques travaux d’entretien du studio où nous logeons, nous partons en début d’après-midi pour une balade en direction de la ferme basque, située à 1280 m d’altitude. Le soleil est resplendissant et les feuillus encore dégarnis à cette époque ouvrent la vue sur la vallée de Cauterets et ses versants Est. Après avoir atteint la ferme, notre bonne forme nous incite à prolonger l’excursion en direction du Cambasque, à 1340 m. De là nous redescendons en direction du chemin de Séquès sur lequel, au détour d’un lacet franchissant un vallon encaissé, nous découvrons un panorama du fond de la vallée où le Vignemale, point culminant des Pyrénées françaises, dresse ses arêtes à 3298 m. Nous profitons de faire une pause sur un banc en bois rustique en gorgeant nos yeux de crêtes ciselées, de dorsales rocheuses, de pentes arborées, de coulées neigeuses… Nous rentrons après deux bonnes heures de marche sans que mon dos ne m’ait fait souffrir.
Sixième jour. Un dimanche. Nous farnientons au lit et nous levons tard. Après avoir envisagé une sortie en montagne l’après-midi, nous nous découvrons paresseux et nous reportons finalement sur une promenade autour de Cauterets avec lecture et bain de soleil. Nous nous installons sur un banc public sous les rayons bienfaisants de l’astre céleste mais sommes contraints d’écourter notre pause en raison d’une légère mais désagréable bise. Les jambes sont lourdes suite aux ascensions des jours précédents, et nous constatons que nous n’aurions pu entreprendre une sortie comportant trop de dénivelés.
Septième jour. Je ressens une forte douleur dans le bas du dos le matin au lever. Les étirements sont inefficaces, et je ne sais si la douleur est inflammatoire ou musculaire. Hors de question de partir pour une longue marche aujourd’hui. Comme Christiane désirait retourner profiter des massages aquatiques aux thermes, nous décidons de nous y rendre, ce qui peut m’être également bénéfique. Mon traitement étant provisoirement suspendu depuis quelques jours, je peux tenter, sans crainte d’interaction, la prise d’un médicament myorelaxant que j’achète en pharmacie. Puis nous faisons une promenade d’environ une heure autour de Cauterets.
Huitième jour. La nuit a été agitée, chaque changement de position étant douloureux au point de provoquer le réveil. Au lever mon articulation du bassin est complètement bloquée à tel point qu’il m’est impossible de mettre seul mes chaussettes. La douleur s’amenuise au fur et à mesure que les muscles s’échauffent. Pas de longue marche aujourd’hui, uniquement deux petites sorties, le midi et dans le milieu de l’après-midi, la première motivée par l’achat d’une poche de gel chauffant permettant une thermothérapie locale qui s’avère efficace. Cet incident tombe au plus mal, car il m’interdit de profiter pleinement de notre séjour à la montagne. C’est d’autant plus regrettable que le temps est au beau fixe.
Neuvième jour. Pas d’amélioration sur le front des douleurs dorsales ! Il ne sera donc toujours pas question de longue marche aujourd’hui. Je me contenterai de trois petites sorties de 20 à 30 minutes espacées dans la journée. C’est notre dernier jour à Cauterets. Nous devons rentrer le lendemain, d’autant plus impérativement que nous venons d’apprendre avec tristesse le décès d’un oncle proche de la famille de Christiane dont la crémation aura lieu le vendredi à Bégard. Le soir nous dînons au restaurant afin de nous épargner les tâches ménagères du repas car nous comptons partir le matin de bonne heure.
Lever le vendredi à 7 heures. Le réveil est toujours difficile en raison des douleurs persistantes. Nous partons 1h 30 plus tard. Je prends le volant et constate assez rapidement qu’il ne me sera pas possible de conduire : la position est beaucoup trop douloureuse. Christiane devra assumer seule la conduite sur les 760 km du retour. La distance est heureusement plus courte que ce que nous avions prévu car nous avons découvert l’existence d’une autoroute très récemment ouverte nous permettant un gain d’une cinquantaine de kilomètres. De plus nous n’aurons à voyager que sur routes à quatre voies, ce qui nous permet réduction du temps de trajet et confort de conduite. Je me sens tout aussi inconfortablement installé sur le siège passager. Nous nous arrêtons pour réaménager le chargement de la voiture afin de libérer les places arrière sur lesquelles je ferai tout le voyage en position allongée. La journée sera un véritable calvaire pour mon dos et j’arriverai le soir complètement « cassé », incapable du moindre mouvement. Je commence à douter que mes douleurs ne soient que musculaires, et je prends rendez-vous chez le médecin pour le lendemain matin. Il s’agit en fait d’un lumbago. Pas question pour moi de subir le même jour un nouveau trajet routier pour me rendre à la crémation. Je le regrette vivement et ne partirai que le jour suivant, pour le repas familial prévu après la dispersion des cendres, en compagnie de mon fils aîné qui me servira de taxi pendant que je m’installerai confortablement sur le siège passager réglé en position couchette. Les anti-inflammatoires commencent à faire effet, et la ceinture de maintien lombaire que le médecin m’a également prescrite assure un soulagement.
De retour à la maison, je consulte le forum de l’association contre le GIST dont je suis adhérent, et constate combien cela peut parfois être démoralisant. On y découvre occasionnellement le décès d’un autre adhérent des suites de la maladie. Tout le mur d’illusion que l’on se bâtit au quotidien pour ne pas ressasser la précarité de notre situation s’écroule soudain pour nous renvoyer à notre possible mortalité imminente. C’est pourquoi je ne visite pas fréquemment ce forum, privilégiant les sujets pouvant m’apporter des informations utiles sur la maladie elle-même et ses traitements. C’est sans doute une forme de déni, mais vivre en permanence dans le rappel que cette pathologie reste mortelle à plus ou moins longue échéance pour beaucoup de ceux qui en souffrent ne contribue pas à profiter pleinement des instants présents. J’ai aussi besoin d’oublier que mes jours peuvent être comptés pour faire des projets, au moins à court terme, condition également indispensable pour profiter du présent. Mais, heureusement, le forum distille parfois le témoignage d’un adhérent qui, atteint de la maladie depuis de nombreuses années et ayant connu des récidives, parvient à la surmonter. De tels récits sont, ô combien, précieux !
Le vendredi 18 mars mon groupe de musique irlandaise se produit en concert à Pont-Péan dans le cadre de la St Patrick, fête traditionnelle irlandaise. Il y a fort longtemps que nous ne nous étions produits en concert et je l’ai ressenti : il m’a été difficile d’évacuer le stress dû au trac, et je n’ai pas réussi à jouer de façon suffisamment décontractée pour être totalement satisfait de ma prestation. La fréquence des concerts permet d’automatiser davantage le jeu, de banaliser l’évènement et de jouer plus sereinement en se concentrant sur l’interprétation. Avec le printemps nous avons heureusement un peu plus de dates prévues.
J’ai entrepris des travaux dans mon sous-sol. L’espace sport que j’y avais aménagé est devenu primordial, puisqu’il me permet de maintenir une activité physique régulière et contrôlée indispensable au maintien d’un état de forme acceptable. Aussi ai-je décidé d’en faire un lieu encore plus convivial en le transformant en véritable espace de vie accueillant et confortable. A cette fin je vais cacher les nombreuses canalisations et conduites qui le traversent par des coffrages qui protégeront des poussières s’accumulant dans ces espaces peu accessibles, doubler les murs en béton brut d’un isolant thermique, poser un revêtement de sol stratifié, cacher les parpaings apparents du plafond par des dalles en polystyrène, et installer un système de chauffage rapide par infrarouge pour la période d’hiver pendant laquelle la température y est trop basse. Il importe que l’envie d’y descendre faire du sport l’emporte sur l’apathie des instants de moindre énergie.
Voilà plusieurs jours que je me sens en bonne forme à tel point que je puis enchaîner les activités sans éprouver ni fatigue ni même lassitude. Même la sieste du midi ne m’est pas indispensable. Mon traitement est suspendu depuis presque trois semaines et je me prends à rêver que l’absence de chimiothérapie en est la raison, ce qui m’incite à entrevoir des jours meilleurs en fin de traitement. Cet optimisme a toutefois son pendant : si je connais une récidive nécessitant une chimiothérapie continue, il me faudra me résoudre à ne plus vivre qu’au ralenti, en état d’asthénie permanente. La motivation sera plus difficile à maintenir sur le long terme. J’ai toutefois eu une mauvaise surprise en tondant la pelouse, exercice que je n’avais pas pratiqué depuis mon opération. En effet la pauvreté de la terre de mon terrain fait que la pousse est lente et n’impose que peu de tontes, et en raison de mon incapacité physique du printemps dernier mes enfants s’étaient chargés de cette tâche. Au bout d’une dizaine de minutes je me suis senti très las, avec un besoin irrésistible d’interrompre le travail. Puis, comme un vieux moteur diésel qui nécessiterait un long temps de mise en chauffe, je me suis senti de plus en plus à l’aise en veillant toutefois à travailler à un rythme peu soutenu me permettant d’arriver au bout de l’heure de labeur qu’impose la tâche. Mais les jours suivants j’ai ressenti des douleurs dorsales et musculaires malgré mes activités physiques régulières qui ne m’ont sans doute pas permis de mettre suffisamment en œuvre et d’entretenir les muscles exagérément sollicités ce jour-là.
Cette bonne forme passagère n’a duré que quelques jours et s’est traduite, comme un effet de balancier, par quelques jours de grande fatigue pendant lesquels il m’a fallu abandonner toute activité par trop physique. Je m’aperçois de plus en plus que mon organisme s’est considérablement fragilisé, qu’il a comme prématurément vieilli au point de me donner l’impression d’avoir vingt ans de plus. C’est difficile à accepter lorsque l’on a régulièrement fait des activités sportives dans le but de maintenir une bonne hygiène de vie. Il me faut pourtant l’admettre en considérant qu’être encore vivant et mobile constitue déjà une bonne affaire.
Le week-end des 26 et 27 mars nous nous rendons à Douarnenez, tout proche du lieu où nous avons passé une partie de nos vacances d’été. Je me suis inscrit le dimanche à une session de formation en musique irlandaise organisée dans la cadre de la St Patrick, et nous en profitons pour faire du tourisme. Douarnenez est une ville qui s’étend sur les deux flancs escarpés d’une rade profonde avec, à l’est, le port de pêche, et à l’ouest le port de plaisance dans le quartier de Tréboul autrefois commune indépendante avant sa fusion avec Douarnenez. Cela en fait une ville très étendue, avec deux centres reliés par un seul pont routier et une passerelle piétonne enjambant la rade, au relief très accidenté, où les déplacements se font en plongées et ascensions successives entre le bord de mer et le haut de la falaise. Le samedi soir nous dînons dans une crêperie qui nous laissera d’impérissables souvenirs. Le patron, un sanguin quinquagénaire à la longue chevelure liée en catogan, illustre très caricaturalement le militant nationaliste breton des années 70, aujourd’hui teinté d’écologisme, idéologue du retour à la nature et aux traditions. L’ambiance et le décor de la salle sont à l’avenant. Après étude du menu, nous nous hasardons à demander s’il y a du lait ribot, ce nom n’apparaissant pas sur la carte. Ceci nous vaut une remontrance froide et sèche : « Avez-vous lu lait ribot sur la carte ? Non, alors c’est qu’il n’y en a pas. » Toute remarque ou demande de notre part fera invariablement l’objet d’une véritable leçon de choses à valeur moralisatrice. Face à la présence de trois marques différentes de cidre, nous osons une demande de conseil. « Je ne vous conseillerai pas de cidre, car je ne connais pas vos goûts. En revanche, je peux vous en parler. » Suivent des explications sur les caractères respectifs plus ou moins doux ou secs des différentes cuvées, accompagnées pour l’une d’elle de cette remarque : « C’est un cidre dont on parle. » Ma demande d’explicitation du sens de cette formule me vaut ce complément : « Un cidre dont on parle, c’est comme un vin dont on parle. » Face à ma réaction dubitative manifestant toujours l’incompréhension, il daigne ajouter : « Un vin ou un cidre dont on parle, c’est un vin ou un cidre que l’on boit et dont on va ensuite parler car il va développer d’autres saveurs, arômes en cours de dégustation, dont on va discuter. » Nous voilà plongés au cœur de la gastronomie conceptuelle ! Nous n’optons finalement pas pour le cidre « verbeux » et nous contentons d’un cidre « que l’on boit ». Tout au long du repas nous aurons droit au détail de chaque produit utilisé, tous étant présentés comme issus de sa production personnelle grâce au potager qu’il cultive et aux poules qu’il élève. Il nous est difficile de faire la part du vrai ou du faux au fil de ce discours militant ferme et catégorique de maître d’école d’antan. Nous nous sommes surtout régalés du pittoresque du personnage. Il faut toutefois noter que la crème de marrons, que j’ai choisie en garniture de ma crêpe dessert, était excellente !
Nous sommes ensuite allés assister au concert du groupe Oriel, dont c’était le premier concert sous ce nom, composé de quatre musiciens professionnels très expérimentés se produisant depuis très longtemps en solo ou avec d’autres formations. J’ai été particulièrement impressionné par la maîtrise technique instrumentale faisant s’enchaîner les notes des reels et des jigs à des vitesses fulgurantes tout en conservant une précision diabolique dans l’expression. Cela paraît déconcertant de facilité lorsqu’on les regarde jouer tellement les doigts semblent se déplacer aisément sur les instruments. Mais ce qu’il peut être décourageant, lorsque l’on pratique la musique en amateur, de s’apercevoir que certains réalisent avec une telle précision ce que l’on imagine inaccessible tant la prouesse technique et expressive est élevée ! Le lendemain j’aurai le bonheur de bénéficier des conseils de ces mêmes musiciens puisque ce sont eux qui animent la session de musique irlandaise à laquelle je participe. Je ressors enthousiaste de cette journée de formation, mais l’enthousiasme retombera bien vite le lendemain lorsqu’il m’apparaîtra que ce qui me semblait si simple à réaliser la veille nécessitera en fait un très long et laborieux investissement avant d’aboutir à un résultat satisfaisant, d’autant plus que cela me conduira peut-être à réviser les fondements mêmes de tout le travail que j’avais entrepris en autodidacte avec mon bouzouki. Cela s’avère même démoralisant car le temps, sur le long terme, c’est ce dont je risque le moins de disposer !
Vendredi 8 avril j’ai repris mon traitement après quatre semaines d’interruption. Il aura fallu un mois sans imatinib pour que le taux de globules blancs, plus précisément de neutrophiles, descendu à un niveau très bas, retrouve un seuil acceptable. Effet psychologique ou effet réel du médicament, dans les jours qui ont suivi j’ai très nettement ressenti davantage de fatigue et de lassitude, ainsi qu’une plus grande apathie, me contraignant à m’imposer quelques activités malgré mon besoin de repos afin de maintenir un minimum de dynamisme, tout en veillant à ne pas trop puiser dans mes ressources.
Ma demande de replacement en congé longue maladie n’a été examinée par le comité médical départemental que le 30 mars. La réponse a été positive et on me l’a accordé jusqu’à la mi-juillet avec la possibilité de reprendre à temps plein à la rentrée de septembre. On me fait également savoir que ma pathologie ouvre le droit à un congé longue durée permettant de bénéficier de trois ans de congés à plein traitement. Dans le cas où mon état de santé m’imposerait de prolonger le congé au-delà de la mi-juillet, je devrai choisir entre rester en congé longue maladie ou opter pour le congé longue durée. Rester en congé longue maladie conduirait à ne percevoir qu’un demi-traitement, avec un complément à 77% par la mutuelle à laquelle je suis affilié, mais me permettrait de conserver le poste de travail sur lequel je suis titularisé, contrairement au congé longue durée. Je dois en décider dès maintenant, les délais administratifs étant assez longs. La décision est difficile à prendre. Je sais que je ne serai pas encore en mesure de reprendre le travail en septembre. Physiologiquement, je ne pourrai pas suivre le rythme de travail. Les diverses activités auxquelles je me contrains, notamment le bricolage que j’ai entrepris, le mettent en évidence : il m’est impossible de travailler très longtemps, et je dois le faire à un rythme peu soutenu. Il me faut des semaines pour réaliser ce que j’aurais pu faire en quelques jours en temps normal. Psychologiquement, je ne suis plus en mesure d’affronter le stress engendré par un travail d’enseignement. L’idée même de devoir reprendre peut même provoquer des crises d’angoisse. Enfin, la motivation n’y est plus. Un ressort s’est brisé. J’ai adoré mon métier d’enseignant, mais les conditions de travail actuelles, où la bureaucratie administrative, la caporalisation, prennent le pas sur l’acte d’enseignement, comme si la multiplication des tâches et dossiers administratifs pouvaient pallier les défaillances du système, ne m’aident pas à retrouver la flamme qui m’inciterait à tenter de surmonter les obstacles physiologiques et psychologiques. L’administration de l’Education nationale me fait parfois penser à la bureaucratie soviétique où, pour atteindre un objectif, il suffisait que le pouvoir central le décrète ; les mesures bureaucratiques qui s’ensuivaient aux divers échelons conduisaient comme par miracle à la réalisation de l’objectif. Bien sûr, tout n’était qu’apparence et le résultat de la coercition, ou bien le résultat d’un déplacement de l’échelle de valeur. Pour comprendre ce dernier mécanisme, imaginons cet exemple dans le domaine de la santé : il peut suffire de décréter que le seuil de fièvre n’est plus de 38° mais de 39° pour réduire considérablement le nombre de personnes atteintes de la fièvre et proclamer une nette amélioration du taux de santé. Le fameux objectif de 80% d’une classe d’âge devant obtenir le baccalauréat relève de cette méthode : on obtient un plus grand nombre de reçus non parce que le niveau des candidats s’est amélioré, mais parce que l’on incite au relèvement mécanique du niveau des notes. Lorsqu’un résultat ne convient pas, la bureaucratie a imaginé un concept imparable et d’une efficacité à toute épreuve : il suffit de changer la méthode de mesure. Pour lutter contre le redoublement qui traduit la difficulté scolaire des élèves, il suffit… d’interdire le redoublement ou d’y mettre tellement d’obstacles administratifs qu’il devient pratiquement impossible. Ainsi on n’a plus d’élèves en difficultés. Beaucoup de gens ignorent que depuis de nombreuses années il est possible à un élève qui ne sait réellement ni lire, ni écrire, ni compter, d’arriver automatiquement jusqu’en troisième : dans la pratique, ce sont les parents qui décident du redoublement ou non de leur enfant ― les obstacles administratifs au redoublement sont devenus très nombreux et dans le cas d’un recours des parents contre une décision des enseignants, l’administration donnera raison aux parents ― , et il n’est pas possible d’orienter un élève vers des sections spécialisées sans leur accord. Telle est la réalité de l’Education nationale aujourd’hui. Certes ce constat et les sentiments que j’en éprouve ne sont pas nouveaux, mais tant que je débordais d’énergie, j’étais en mesure d’avoir le recul nécessaire me permettant d’affronter et supporter les ineptes tâches bureaucratiques en me consacrant à l’essentiel, mon travail pédagogique. Je ne suis plus en mesure de le faire aujourd’hui. Lorsque le métier d’enseignant n’était pas encore parasité par la multiplication des tâches et contraintes bureaucratiques, nous disposions du temps nécessaire pour réfléchir sur le long terme à notre pratique pédagogique, ce qui nous permettait d’élaborer méthodes et outils que nous jugions les plus efficaces pour nos élèves. Durant ma carrière, j’ai ainsi pu rédiger mes propres manuels scolaires dans certains domaines. Ce ne serait plus possible aujourd’hui, et je pense que les nouveaux enseignants en sont réduits à faire appel aux outils clés en main, sous forme de manuels ou fiches prêts à l’emploi, avec tous les défauts que présente ce prêt à porter pédagogique. On transforme les enseignants en simples exécutants chargés de mettre en œuvre des méthodes et outils pensés pour eux, alors que notre métier devrait s’apparenter davantage à celui d’ingénieur. L’école ne laisse plus aux enseignants le loisir de penser, condition indispensable à la réflexion et au progrès didactique. De plus, comme dans l’ensemble du monde du travail, l’Education nationale n’échappe pas à la mise à l’écart des travailleurs en fin de carrière, considérés comme inaptes au changement, plus difficilement malléables et avantageusement remplaçables par des travailleurs plus jeunes. S’ajoutent à ces considérations managériales des considérations économiques moins avouées : un travailleur du secteur privé ou du secteur public en fin de carrière coûte beaucoup plus cher à l’employeur ou à l’Etat. Les prébendes versées au conseil d’administration et aux actionnaires, ou la politique forcenée de réduction du budget de l’Etat l’emportent sur toute autre considération, notamment l’expérience et l’efficacité professionnelle acquise avec le temps. L’Education nationale, qui fait aujourd’hui dans le scientisme, c’est-à-dire qui tend à considérer que l’instruction peut être mise en équations et est réductible à un ensemble de méthodes types définies par les sciences de l’éducation qu’il suffit de mettre mécaniquement en œuvre indépendamment de la personnalité des enseignants, tend à considérer l’art d’enseigner acquis par les vieux instituteurs tout au long de leur carrière comme un obstacle aux méthodes « novatrices » qu’elle promeut. C’est dans cet état d’esprit que je décide de demander un congé longue durée : tant que je n’aurai pas retrouvé toute mon énergie, il me sera impossible d’affronter les exigences de ma profession, ainsi que les aspects négatifs qui, désormais, l’accompagnent.
Le week-end pascal se passe mal. Deux jours dominés par l’apathie, la fatigue, des douleurs diffuses, une sensation de mal être. Il m’a fallu lutter pour m’imposer un peu de bricolage, et je ne me suis pas livré à mes exercices physiques quotidiens. Le dimanche j’ai profité de la fête du livre de Bécherel, cité spécialisée dans le livre rare et d’occasion, pour compléter mon stock en nourritures de l’esprit. Le soir, malgré ma méforme, je me suis imposé une séance de 25 minutes de cardio-training sur vélo d’appartement. Lorsque je ne me sens pas bien, j’ai tendance à contraindre mon organisme à se surmonter, me donnant l’illusion de pouvoir agir contre le mal être qui peut ainsi être mis sur le compte de la fatigue due à l’exercice physique. Paradoxalement, les efforts m’ont paru difficiles mais le rythme cardiaque est demeuré bon.
J’ai retrouvé la forme et un peu d’énergie le lundi de Pâques, à tel point que j’ai pu me mettre au bricolage dès le matin, alors qu’habituellement je réserve cette activité à l’après-midi, la matinée étant plutôt réservée à la mise en route progressive de l’organisme.
De nouveau la méforme durant les vacances scolaires de Pâques. Fatigue, mal être, douleurs musculo-squelettiques, surtout au niveau du bras droit, sans doute dues au bricolage et à la pratique instrumentale, pourtant pratiqués de façon modérée mais sans doute excessive au regard de ce que mon organisme est en mesure de supporter, imposant une mise au repos interdisant la plupart de mes occupations habituelles. La multiplication des problèmes vertébraux et articulaires de toutes sortes cette dernière année ne me rassure pas et me fait craindre une usure prématurée de l’organisme. Il me reste un léger espoir : les douleurs articulaires sont signalées dans la liste des effets secondaires de mon traitement, mais je m’accroche à cette possibilité davantage par besoin d’espoir que par conviction.
Le mardi 10 mai j’ai dû me rendre rapidement à Rennes en début d’après-midi pour un rendez-vous sollicité au dernier moment par un artisan afin d’établir un devis de travaux à la demande du propriétaire du logement loué pour mes enfants. M’étant trouvé en retard pour être descendu à un mauvais arrêt de bus avec lesquels je ne suis pas très familiarisé, j’ai tenté de rattraper le temps perdu en courant sur quelques dizaines de mètres. Mauvaise surprise. Je me suis très vite retrouvé à bout de souffle, senti éprouvé, ai par la suite eu des difficultés à marcher en raison de la tétanie des muscles jambiers et ai ressenti de légers étourdissements au moindre effort tel la montée d’un escalier ou en me redressant après flexion pour refaire le nœud de mes lacets de chaussure. Mes entraînements pourtant quasi quotidiens au cardio-fréquencemètre semblent être insuffisants pour contrecarrer les effets du traitement. Certes ce ne sont pas exactement les mêmes groupes musculaires qui travaillent, et je m’interroge sur l’utilité de reprendre un entraînement très léger de course à pieds, basé sur une alternance course-marche sur quelques centaines de mètres pour débuter. Mais il sera sans doute plus sage d’attendre la fin du traitement qui, si tout va bien, devrait intervenir d’ici quelques semaines.
Jour funeste. De retour à la maison, en descendant l’escalier en béton menant au sous-sol, j’ai posé le pied sur le chat que je n’avais pas vu et qui s’était blotti le long d’une contremarche. Je suis lourdement tombé sur la cuisse et le bras, me faisant très mal, à la limite de l’évanouissement. Mon fils cadet, présent ce jour-là, est venu à mon secours et s’assurer que j’étais en mesure de rejoindre le canapé du salon pour me reposer et soigner les écorchures. Il semble heureusement que rien n’ait été cassé dans la chute. J’en conserverai plusieurs jours les stigmates sous forme de jolis dégradés de bleus et d’une douleur persistante.
Ma vie s’organise autour de multiples activités diverses et les contraintes de la vie quotidienne : lecture, mots croisés, activités physiques modérées, pratique et écoute de la musique, bricolage, suivi des informations sur Internet, tâches ménagères. Je n’éprouve pas l’ennui, et en arrive même parfois à me sentir débordé. Je comprends maintenant ces retraités qui se plaignent, avec humour, de ne plus disposer de temps libre. Ceci s’explique par le rythme de vie : il faut beaucoup plus de temps pour faire les mêmes choses, et la journée se remplit très vite des quelques activités qu’une personne en pleine possession de ses capacités physiques ferait très rapidement.