La reprise du travail
C’est le grand bain de la reprise effective du travail ce mercredi 1er septembre, jour de prérentrée enseignante consacré à l’organisation concrète du fonctionnement de l’école pour l’année scolaire à venir : directives à suivre faisant suite aux nouvelles circulaires ministérielles ou aux nouvelles lubies de l’inspecteur de l’Education nationale (eh ! oui, il y a des phénomènes de mode à l’Education nationale !) ; planning d’utilisation des salles communes nécessaires aux diverses activités ; mise en place des échanges de service entre collègues (pour par exemple assurer l’apprentissage de l’anglais) ; organisation des surveillances de cour de récréation ; répartition des heures d’intervention des auxiliaires de vie scolaire entre les classes ayant des élèves concernés ; organisation de l’aide personnalisée, etc.
L’accumulation des obligations de service, le plus souvent de plus en plus éloignées du cœur de notre métier, l’instruction des élèves, rend ces journées de prérentrée toujours plus lourdes et désagréables.
La courte sieste d’après repas du midi ne sera pas suffisante pour me permettre de maintenir mes capacités d’attention toute l’après-midi, à tel point que je me surprendrai à me déplacer dans les bâtiments de l’école en oubliant pourquoi. Je perds beaucoup de temps par manque d’efficacité, et ne rentre à la maison que vers 18 h, fatigué. Heureusement, je ne travaille pas le lendemain, car il m’aurait été impossible de trouver encore l’énergie de préparer la journée de classe. J’irai toutefois faire l’accueil des élèves en compagnie de la collègue qui complète mon mi-temps pour cette journée de rentrée scolaire importante pour eux.
Ce même soir nous retrouvons notre fils aîné de retour d’un stage de trois mois aux Etats-Unis, ne tarissant pas de récits et de photographies à nous faire partager, ce qui me permet d’occulter ce sentiment culpabilisant que me fait éprouver mon manque d’efficacité.
La nuit se passe mal. Je suis réveillé vers deux heures par une angoisse et un stress irrationnels : peur de ne pas réussir à assumer toutes les tâches professionnelles qui m’attendent malgré le ½ temps, stress par peur de stresser ! Vers trois heures et demie, ne trouvant toujours pas le sommeil, je décide de prendre un anxiolytique léger afin de dormir un peu pour être en mesure d’accueillir les élèves et leurs parents ce matin de rentrée. Le fait de savoir que je pourrai ensuite me reposer me rassure un peu.
Ce même jour, après avoir assuré l’accueil, j’ai rendez-vous chez le gastro-entérologue pour une échographie en quête d’une éventuelle nouvelle tumeur. L’examen se révèle négatif, ce qui est positif pour moi ! Un petit soulagement.
Le véritable test de capacité de travail a lieu ce vendredi, première journée complète à assumer face aux élèves. La matinée se déroule relativement bien, et les automatismes acquis par 25 ans de pratique fonctionnent et permettent d’assurer l’essentiel. Ma capacité à improviser face aux problèmes rencontrés semble intacte ; je me surprends même à être en mesure d’assurer trois tâches en même temps : lancer la majorité des élèves de la classe dans un travail en autonomie pendant que je poursuis un travail collectif avec un petit groupe en difficulté tout en donnant des indications à l’auxiliaire de vie scolaire présente dans ma classe en soutien à un élève en grande difficulté qui ne parvient toujours pas à lire.
Le midi je rentre à la maison épuisé, et une bonne sieste d’après repas me redonne l’énergie nécessaire pour affronter l’après-midi qui se déroulera sans anicroche. Le soir, après la sortie des élèves, il me faut encore mettre la classe et les documents en ordre, donner par écrit toutes les informations nécessaires à la collègue qui complète mon mi-temps, et commencer à préparer ma prochaine journée de travail, tout au moins en ce qui concerne la préparation des photocopies, documents et du matériel nécessaire. Je rentre à la maison, content que la journée soit terminée, mais pas épuisé. Ce sera un peu plus tard que je ressentirai véritablement la fatigue : j’aurai la tête vide et serai incapable du moindre effort intellectuel. Je me rends compte qu’il me serait impossible pour l’instant d’assurer deux jours consécutifs de classe.
En raison d’une journée de grève interprofessionnelle en défense des retraites le mardi 7 septembre, et compte-tenu de la répartition de mes journées de travail, je dispose d’une semaine de coupure. Cela me laisse du temps pour m’organiser professionnellement, et chercher des pistes de travail pour l’auxiliaire de vie scolaire et l’élève qu’elle accompagne.
Le jeudi j’ai rendez-vous avec mon oncologue suite à mon échographie. J’en profite pour lui demander si, comme pour les cancers classiques, on peut s’estimer guéri au bout de cinq années sans récidive lorsqu’on est atteint d’un GIST. Mais il lui est impossible de répondre à cette question car les études sur cette maladie spécifique sont encore trop récentes, notamment concernant les malades ayant subi une exérèse complète de la tumeur et ayant bénéficié d’une chimiothérapie préventive. Mon cas servira donc sans doute à alimenter les statistiques futures ; ma postérité est assurée, sous forme de pourcentage dans une colonne de chiffres !
La nuit du jeudi au vendredi je dors à nouveau mal. La nuit est entrecoupée de longues périodes de veille pendant lesquelles je doute de mes capacités à suivre le rythme et à maintenir la concentration nécessaire pour assurer la classe. Au lever je sens qu’il me faudra aller travailler à reculons et ne vois pas comment il me sera possible de reprendre le travail à temps plein dans les années à venir, avec une retraite qui s’éloigne au fur et à mesure que j’en approche en raison des contre-réformes successives qui ne font qu’en reculer l’échéance à coups de pénalités ou recul de la limite d’âge. Heureusement, une fois dans le bain de la classe les réflexes professionnels prennent le dessus mais la concentration et la vigilance permanente que cela demande me fatiguent beaucoup. Ce métier est paradoxal : il stimule et épuise à la fois. Une sieste réparatrice le midi, et c’est encore vidé que je rentrerai chez moi le soir. Je me libère l’esprit en préparant de la volaille façon tandoori pour un barbecue le lendemain soir. Nous avons en effet une répétition de notre groupe de musique irlandaise le samedi après-midi, répétition que nous terminons généralement par un repas convivial commun. Ce sera donc dimanche que je travaillerai pour préparer une réunion avec une éducatrice spécialisée qui doit intervenir auprès de l’élève en grande difficulté, planifier mes interventions en géométrie et mesure dans la classe de CE2 dans le cadre d’un échange de service entre collègues pour la mise en place de l’apprentissage de l’anglais, organiser les séances d’aide personnalisée et étudier quelques livres de mathématiques de CE2 dans la perspective d’un achat par l’école. Je me rends compte que l’un des aspects du métier qui me pèse le plus, c’est la quasi impossibilité d’avoir l’esprit libre ; il est en permanence préoccupé par la recherche de solutions, d’idées, de matériel nécessaires à la classe ou à des élèves en particulier.
Suite à mon analyse sanguine du vendredi, je dois interrompre mon traitement pour une semaine ; malgré la diminution du dosage, le taux de globules blancs continue à baisser de façon significative.
A l’écoute des journaux d’information ce samedi, je suis de nouveau inquiet suite au vote du passage de l’âge légal de la retraite de 60 à 62 ans. Qu’en sera-t-il des personnes qui, comme moi, relèvent du service actif et bénéficient à ce titre d’un droit à la retraite à 55 ans ? Verrons-nous ce droit au départ repoussé de 2 ans ? Face à mon incertitude d’être en capacité de reprendre le travail, l’obligation de retarder l’âge du départ serait un véritable coup de massue. Je suis par ailleurs révolté par la connivence évidente entre les dirigeants syndicaux et ce gouvernement dans le but de faire passer auprès des salariés ce sévère recul social : ils nous baladent de journée d’action en journée d’action dans le seul but d’émousser la contestation et de désamorcer un mouvement avant qu’il ne prenne l’ampleur nécessaire au retrait du projet.
Le dimanche en fin d’après-midi je convaincs Christiane, qui n’est pas très motivé, de faire une courte promenade en vélo. Nous partons vers 16 h 30 pour une sortie improvisée d’environ trois quarts d’heure pendant laquelle je me sentirai particulièrement en forme en pédalant à bon rythme sans éprouver de fatigue. Comme je n’ai pas pris le compteur de vitesse il me sera impossible d’évaluer objectivement la performance. Mais le plus important est que, subjectivement, je me sois senti en forme : je me vois déjà en mesure d’envisager des sorties régulières plus sportives dans les mois et années à venir.
Cette semaine, mes journées de travail en présence des élèves vont s’accroître d’une demi-heure. En effet débute la mise en place de l’aide personnalisée et compte-tenu de mon mi-temps je dois effectuer une heure hebdomadaire que j’ai choisi de répartir en deux séances de 30 minutes. Je suis très dubitatif sur ces heures d’aide personnalisée ; elles constituent le cœur de notre métier puisqu’elles permettent de prendre en charge de très petits groupes d’élèves en difficulté auprès desquels nous pouvons dispenser une aide individualisée. Mais elles accroissent la journée de travail déjà bien lourde des enfants et des enseignants. Les jeunes collègues eux-mêmes, pourtant regorgeant d’énergie, constatent un accroissement de leur état de fatigue.
Cette première journée prolongée se passe bien. Le midi je n’ai besoin que d’un court temps de repos et je ne rentre pas épuisé le soir. Mais cette moindre fatigue pourrait s’expliquer par ma suspension de traitement depuis quelques jours. Je pourrai le juger à la reprise du Glivec selon les conséquences que cela aura sur mon état de forme.
Les résultats de mon analyse sanguine du jeudi étant bons, je reprends l’imatinib le vendredi. Le samedi, je ne me sens pas très bien : j’éprouve des douleurs musculaires, j’ai mal dans le bas du dos, je suis fatigué, je manque d’énergie, mais cela va mieux le dimanche, et comme l’après-midi est particulièrement ensoleillé je propose à Christiane, peu en forme, une promenade en vélo. Dès les premiers hectomètres je sens que mes jambes et mon souffle répondent bien. Nous roulons à bon rythme et j’ai même l’impression, par analogie avec les sports mécaniques, d’avoir un « moteur neuf ». Notre petite balade nous aura tout de même fait accomplir 27 km à bonne moyenne. Signe que la forme physique revient, tout au moins épisodiquement : j’ai pu, dans certains raidillons très courts, monter par des « coups de rein » ; il me devient donc à nouveau possible de faire occasionnellement des efforts un peu plus violents.
Mauvaise journée le lundi : j’éprouve de fortes douleurs musculaires, particulièrement au mollet droit, et je ne me sens pas très bien. Espérons que la journée du lendemain, jour de travail, se passera mieux. Ces épisodes de méforme après la reprise du traitement me permettent d’en mesurer l’impact sur mon état général. Il me faudra accepter ces aléas durant toute la durée de la chimiothérapie.
Dimanche 26 septembre je décide dans l’après-midi de partir pour une balade en vélo. Ce sera sans Christiane qui ne se sent pas une motivation suffisante pour m’accompagner en raison d’un virus qu’elle « héberge » depuis une semaine. Le ciel est couvert avec toutefois de belles éclaircies, mais la température est fraîche. L’automne est inscrit au calendrier depuis quelques jours et manifeste sa présence. Ce n’est pas le temps qui m’incite à sortir. De plus le repas du midi a été copieux et arrosé d’un bon vin. Nos trois enfants étant à la maison ce jour-là, j’ai cuisiné un gigot confit, c’est-à-dire cuit très longtemps au four à température modérée. J’ai donc réglé mon réveil à six heures du matin pour préparer la viande et démarrer la cuisson, mais me suis tout de même recouché ensuite. C’est donc avec l’estomac un peu alourdi que je prends le départ vers 16 heures. Grande nouveauté, je me suis doté d’un GPS acquis sur une boutique en ligne, que je viens tout juste de recevoir. Il s’agit d’un modèle utilisable aussi bien en voiture qu’en deux roues. J’ai décidé cet investissement car j’étais exaspéré par l’obligation de m’arrêter à chaque carrefour lors des sorties vélo pour faire le point sur la carte. C’était d’autant plus désagréable qu’étant myope, et maintenant presbyte, il me faut enlever les lunettes et approcher suffisamment la carte de mes yeux pour réussir à la lire. J’attends donc de cet appareil qu’il m’évite cette corvée, mais ne suis pas certain qu’il répondra à mes attentes car je n’ai aucune expérience des dispositifs de guidage par satellite. Je ne programme aucun itinéraire et le laisse configuré pour un retour au domicile. L’expérience est très concluante ; il m’est possible d’emprunter n’importe quel chemin ou route au gré de mon humeur, l’appareil est en mesure de recalculer automatiquement un itinéraire de retour. L’affichage est suffisamment lisible malgré mes défauts de vision. La moyenne est plus faible que la semaine précédente mais le parcours plus accidenté. Par ailleurs j’ai parcouru le circuit sans aucun arrêt grâce au GPS ; je n’aurai donc plus l’excuse du repérage sur la carte pour me ménager des pauses !
Le lundi se tient la rituelle réunion de rentrée d’information à destination des parents d’élèves. Il s’agit de présenter aux parents méthodes et organisation du travail de l’année scolaire afin qu’ils soient en mesure de suivre au mieux la scolarité de leur enfant. C’est l’occasion de rappeler quelques règles essentielles à respecter pour les élèves, d’insister sur des points fondamentaux indispensable à la réussite de la scolarité, et de répondre aux inquiétudes que manifestent parfois certains parents car, signe des temps, les parents n’ont jamais été autant angoissés à propos de la scolarité de leur progéniture depuis que l’Ecole organise des rencontres pour les rassurer ! Beaucoup ne viennent pas, très souvent ceux d’enfants en difficultés dont on souhaiterait plus particulièrement la présence en raison des recommandations de travail que l’on aimerait qu’ils entendent. Mais ces absences ne sont peut-être pas forcément liées à un désintérêt pour la scolarité de leur enfant. Des familles, parfois éloignées de ce qu’est ou représente l’école parce qu’elles ne s’y sont peut-être pas senties elles-mêmes très à l’aise, considèrent à juste titre que c’est aux enseignants de s’occuper de l’instruction de leur enfant et leur font entièrement confiance. La confusion vient de ce que depuis la loi Jospin l’Ecole instruit de moins en moins et prétend éduquer de plus en plus, empiétant ainsi sur ce qui relève de la responsabilité des parents. On aboutit à une situation où les deux sont mal faits : on n’instruit plus correctement et on éduque mal.
J’ai préféré choisir d’organiser la réunion un jour où je ne travaille pas en classe, car je ne me sentais pas en mesure d’enchaîner journée de classe, aide personnalisée, préparation de la réunion avec la collègue qui complète mon mi-temps, et la réunion elle-même. Je ne suis pas du tout en forme ce jour-là. Je pense que j’ai trop présumé de mes forces la veille lors de ma balade en vélo en outrepassant mes limites physiques actuelles, et je le ressens. Il me faudra être plus sage les prochaines fois. J’ai un peu de difficultés à trouver mes mots en début de réunion, mais celle-ci ne se déroule finalement pas trop mal. Là encore l’expérience accumulée contribuera à me faciliter la tâche, mais je rentrerai chez moi exténué.