La phase d'angoisse
Lorsque je sors du cabinet de l’oncologue, je ne réalise pas encore pleinement ce qui m’arrive. Mes sentiments oscillent entre incrédulité, interrogation, inquiétude. De plus quel est ce GIST que je ne connais pas, et dont le milieu médical m’a dit si peu de choses ? Commencent alors des requêtes sur les moteurs de recherche Internet afin d’en découvrir un peu plus sur cette maladie. Les informations ne manquent pas, et chacun sait ce que l’on éprouve à la lecture d’une encyclopédie médicale lorsqu’on n’est pas médecin : on se retrouve dans tout ce qui est décrit et l’on se croit atteint de tout ce que l’on découvre ! Bref, selon les jours et les heures, ce sont les informations les plus pessimistes ou les plus optimistes qui l’emportent. De quoi faire naître une belle angoisse, et une série de questions auxquelles j’ai hâte d’avoir des réponses : quel est mon risque mortel ? A quelle échéance ? Cette maladie est-elle génétique ? (eh oui ! on s’inquiète pour les enfants !) ? Ce cancer peut-il ou non métastaser sur d’autres organes ? Comment concilier maladie et chimiothérapie avec l’activité professionnelle ? Quel sera mon suivi médical ? Quels examens devrai-je subir ? A quelle fréquence ? Je suis d’autant plus angoissé que j’ai eu la douleur de perdre un frère deux ans auparavant, mon aîné de sept ans, d’un cancer du pancréas qui l’a terrassé en quelque mois.
Si je pense avoir été mis entre des mains compétentes jusque là, je m’aperçois cependant que le milieu médical n’est pas toujours performant sur des questions pointues. J’ai ainsi droit à des réponses évasives ou contradictoires selon les médecins ou spécialistes, ou à des réponses très laconiques qu’il faut parfois arracher de la bouche de son interlocuteur. Lorsque j’interroge mon oncologue sur la compatibilité de la chimiothérapie et de l’activité professionnelle, il me répond dans un premier temps que l’on peut très bien travailler normalement sous Glivec, pour un peu plus tard me dire qu’il ne faut pas hésiter à prendre un congé longue maladie lorsque j’évoque cette possibilité. Je décide donc de m’adresser au médecin conseil du service médical de mon administration. Je suis reçu par une personne affable, soucieuse de la santé des personnels, et qui s’avérera de bon conseil. Elle me recommandera la demande d’un congé longue maladie et la reprise de mon travail à la rentrée scolaire sous forme de mi-temps thérapeutique afin de jauger ma capacité à retravailler, me précisant qu’il sera toujours possible de revoir la situation si je ne peux m’adapter au rythme de travail.
Avec mon épouse Christiane nous mesurons à quel point le projet de contre-réforme des retraites, qui doit être débattu à la rentrée de septembre, aura d’implications concrètes immédiates pour nous, et menace sérieusement notre avenir, déjà bien assombri en ce qui me concerne. Christiane, en tant que mère de trois enfants ayant plus de quinze ans d’ancienneté dans la fonction publique, perdra tous les droits dont elle bénéficie si elle ne dépose pas de demande à la mise en retraite rapidement. Initialement prévue au 12 juillet, la date butoir est reportée au 31 décembre pour une mise en retraite au plus tard au 30 juin. Nos trois enfants sont en études supérieures, le dernier les débutant tout juste, et le manque à gagner risque fort de nous poser quelques soucis financiers. En ce qui me concerne, je peux encore prétendre au droit à partir à la retraite à 55 ans, situation qu’ont connue tous les instituteurs jusqu’à ce que leur corps soit « revalorisé » en professeurs des écoles avec perte de ce droit dans le courant des années 90. Mais depuis la contre-réforme de 2003, bien que j’aie commencé à travailler à 18 ans sur des chantiers (je n’ai pas toujours été enseignant), les pénalités qui s’appliqueront dans mon cas seront lourdes. Mon état de santé me fait préférer partir à 55 ans, quitte à ne bénéficier que d’une faible retraite, face à l’incertitude de pouvoir assurer mon métier. Mais la nouvelle contre-réforme qui se profile, remettant en cause le principe même de retraite minimum de la fonction publique me fait avoir les plus grandes inquiétudes. Le minimum vital de pension risque de ne pas être atteint. Je mesure dès lors les épreuves que doivent connaître les malades d’un cancer, plus jeunes, et donc loin de la retraite. Comment voient-ils leur avenir entre la difficulté physique d’assumer leur travail, l’obligation d’obtenir un revenu décent indispensable à la survie pour ceux qui sont seuls et la réalisation d’un projet familial pour les enfants pour ceux qui en ont ?
Pendant plusieurs semaines je suis rongé par un désagréable sentiment irrationnel de culpabilité. Puisque je ne suis pas alité et peux me mouvoir, est-il légitime que je bénéficie de congés maladie ? Ne devrais-je pas reprendre le travail ? J’éprouve à chaque instant le besoin de me prouver que je ne suis pas capable de suivre le rythme du travail, m’imaginant devoir en répondre devant toute personne rencontrée. Je respecte de manière obsessionnelle les horaires de présence au domicile imposés par l’Assurance maladie de crainte d’un contrôle. J’en fais part à mon médecin traitant qui me prescrit des congés avec autorisation de sortie, mais cela ne me suffit pas à retrouver la sérénité. Pour ces raisons cette période ne sera pas véritablement propice à un bon rétablissement. S’agirait-il d’une forme de dépression postopératoire, accrue par l’annonce du cancer ?